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Naqi Okpik attendit que sa sœur fût profondément endormie pour aller sur le balcon qui courait autour de la nacelle.
Il n’y avait pas eu de nuit d’été aussi calme, tiède et parfaite depuis des mois. Même la brise suscitée par le mouvement du dirigeable était plus chaude qu’à l’accoutumée, lui caressant la joue tel le souffle tendre d’un amant attentionné. Au-dessus de l’appareil, mais encore dissimulées par la courbe sombre du sac-à-vide, les deux lunes de Turquoise étaient presque pleines. Cent mètres sous le dirigeable, de larges bancs de créatures microscopiques étincelaient, galaxies barbouillées sur le fond noir de l’océan. Des spirales, des bras et des barbillons luminescents se tordaient et tourbillonnaient, comme hypnotisés par une musique qu’ils étaient seuls à entendre.
Naqi regarda vers l’arrière. La coquille de céramique de la sonde traçait un sillon scintillant. Des éclairs rose, rubis et émeraude jaillissaient dans son sillage. De temps à autre, ils filaient avec des mouvements nerveux de martin-pêcheur. Comme toujours, Naqi les observait avec attention, au cas où les fées messagères auraient eu un comportement inhabituel. Peu importait lequel, du moment qu’il lui permettait de glisser une note dans un bulletin universitaire, voire un article dans l’une des principales revues consacrées à l’étude des Mystifs. Mais rien d’étrange ne se produisait ce soir. Elle n’avait pas identifié d’espèce nouvelle, ni de comportement inhabituel à cataloguer. Rien n’annonçait que le comportement des Mystifs serait plus significatif que d’ordinaire.
Elle fit le tour du balcon du dirigeable jusqu’à la poupe, où la sonde submersible était fixée à un câble de fibre optique. Naqi tira un long bâton de sa poche et le déplia d’un geste sec du poignet, telle une courtisane ouvrant son éventail, puis l’agita près du treuil. Les lys et les serpents de mer aux couleurs d’aquarelle qui décoraient l’écran s’évanouirent ; des feuilles de calcul, des graphiques sinueux et des histogrammes tremblotants les remplacèrent. Un coup d’œil lui suffit pour constater qu’il n’y avait rien de surprenant là non plus. Mais elle pourrait toujours utiliser les données pour calibrer d’autres expériences.
Comme elle refermait l’éventail – avec délicatesse, car il avait presque autant de valeur que le dirigeable – Naqi se souvint qu’elle n’avait pas relevé leur courrier depuis vingt-quatre heures. Les moisissures avaient coupé la connexion entre l’antenne et la nacelle au cours de leur dernière expédition. Depuis, relever le courrier était devenu une corvée que les deux sœurs effectuaient à tour de rôle, lorsqu’elles ne l’échangeaient pas contre des tâches moins ennuyeuses.
Naqi saisit la main-courante et s’élança vers l’arrière du dirigeable. Le sac-à-vide surplombait d’un mètre la nacelle ; une échelle métallique permettait de contourner l’avancée et de grimper jusqu’au sommet aplati du sac. Elle se déplaça avec agilité, ses pieds nus touchant à peine les barreaux rouillés, faisant de son mieux pour ne pas déranger Mina. Le dirigeable tangua et grinça un peu comme elle cherchait son équilibre, puis s’immobilisa et redevint silencieux. Le vrombissement de ses moteurs était si régulier que Naqi avait cessé de le percevoir.
Tout était si calme, si beau.
À la lumière de la lune, l’antenne ressemblait à une fleur sombre et solitaire se dressant sur le large dos du sac-à-vide. Naqi commença à avancer le long de la passerelle qui y conduisait ; elle devait se tenir à la balustrade, mais ne ressentait pas autant le vertige qu’en plein jour.
Elle s’immobilisa soudain, convaincue qu’on l’observait.
Une fée messagère apparut à la lisière de son champ de vision. Elle avait volé jusqu’au sommet du dirigeable et planait à une dizaine de mètres au-dessus de son sac-à-vide. Naqi retint sa respiration, tout à la fois enchantée et troublée. À l’exception de spécimens morts, elle n’avait jamais vu de fée d’aussi près. D’une morphologie proche de celle d’un oiseau-mouche terrestre, la créature n’était guère plus grosse ; elle brillait pourtant aussi fort qu’une lampe. Naqi vit tout de suite qu’il s’agissait d’un courrier longue distance. Son ventre était sans doute bourré de données encodées dans des coussinets d’ADN, eux-mêmes enfermés dans de microscopiques capsomères. Sa tête lisse en forme de larme était décorée de marques aux couleurs pastel lumineuses, mais ses traits se résumaient à deux yeux dans la moitié supérieure. Sa tête contenait un groupe de neurones où étaient encodées les positions des étoiles circumpolaires les plus brillantes. L’intelligence des fées était par ailleurs des plus rudimentaires. Elles n’avaient qu’un but dans l’existence : transporter des informations entre certains nodes de l’océan lorsque les canaux chimiques étaient considérés comme trop lents ou trop imprécis. Une fois sa destination atteinte, la fée mourait, absorbée par des organismes microscopiques chargés de débrouiller et de traiter l’information contenue dans les capsomères.
Et pourtant, Naqi avait la sensation que cette fée la regardait, elle, pas le dirigeable, et qui plus est avec une grande attention. Ses cheveux en étaient tout hérissés sur sa nuque. Et puis – au moment même où la sensation d’être observée commençait à la mettre mal à l’aise – la fée s’éloigna brusquement du dirigeable. Naqi la regarda redescendre vers l’océan, puis planer à la surface, rebondissant de temps à autre telle une pierre au cours d’un ricochet. Elle demeura immobile quelques minutes supplémentaires, convaincue qu’un événement important venait de se produire, tout en étant consciente de son caractère éminemment subjectif. Si, le lendemain, elle tentait de raconter l’incident à Mina, celle-ci ne se montrerait pas le moins du monde impressionnée. De toute façon, c’était Mina qui entretenait une relation particulière avec l’océan, pas Naqi. C’était Mina qui se grattait les bras la nuit ; c’était Mina dont l’indice de conformité était trop élevé pour qu’on l’accepte dans le corps des nageurs. Mina. Toujours Mina.
Jamais Naqi.
La coupole d’un mètre de diamètre de l’antenne était fixée à un socle bas incrusté d’écrans et de panneaux de contrôle étanches. La technologie, qui provenait du Pélican, datait du siècle précédent, tout comme le dirigeable et l’éventail. Beaucoup d’écrans et de touches étaient hors d’usage, mais l’unité elle-même pouvait encore communiquer avec les ultimes satellites en état de marche. Naqi ouvrit l’éventail d’un mouvement sec du poignet et releva les nouveaux messages. Elle s’agenouilla ensuite près du socle, cala l’éventail sur ses genoux et survola le courrier et les informations qui leur étaient parvenues au cours des dernières vingt-quatre heures. Des amis des villes-flocons de Prachuap-Pangnirtung et Umingmaktok leur avaient écrit, ainsi qu’un de ses ex-amants, membre du corps des nageurs de la station de l’atoll de Narathiwat. Il lui avait envoyé toute une série de blagues qu’on pouvait déjà lire partout. Elle fit défiler la liste, ricana plus qu’elle ne rit, et gloussa sans conviction lorsqu’elle en découvrit une qu’elle n’avait jamais lue. Venaient ensuite une douzaine de résumés d’articles envoyés par des groupes de recherche spécialisés. Le rédacteur en chef d’une revue lui demandait d’en critiquer un. Elle en parcourut la synthèse et décida que c’était sans doute dans ses cordes.
Elle jeta ensuite un coup d’œil aux autres messages. Le professeur Sivaraksa accusait réception de sa candidature officielle au projet du Mur et l’informait qu’elle était à l’étude. Ils n’avaient pas eu d’entretien formel, mais Naqi avait rencontré Sivaraksa par hasard quelques semaines plus tôt, alors qu’ils se trouvaient tous deux à Umingmaktok. Sivaraksa s’était montré encourageant, mais Naqi n’aurait su dire si c’était parce qu’elle lui avait fait bonne impression ou parce qu’on venait juste de lui implanter un ténia tout neuf. Le message de Sivaraksa disait néanmoins qu’elle pouvait s’attendre à recevoir une réponse d’ici un jour ou deux. Naqi se demanda vaguement comment elle allait pouvoir annoncer la nouvelle à Mina si on lui proposait ce poste. Sa sœur était plutôt contre le projet du Mur ; elle n’apprécierait certainement pas qu’elle y soit liée de quelque façon que ce soit.
Continuant à faire défiler les messages, elle lut celui d’un scientifique de Qaanaaq qui lui demandait la permission d’accéder à des données de calibrage qu’elle avait obtenues plus tôt dans le courant de l’été. Puis venaient quatre ou cinq bulletins météo automatisés, les brouillons de deux articles auxquels elle collaborait et une invitation à se rendre au divorce à l’amiable entre Kugluktuk et Gjoa, trois semaines plus tard. Suivait une synthèse des dernières nouvelles planétaires – un dossier d’une taille inhabituelle – et puis plus rien. Aucun message ne leur était parvenu au cours des huit dernières heures.
Rien, en somme, de très exceptionnel – le réseau de satellites était en mauvais état et tombait constamment en panne – mais pour la deuxième fois de la soirée, la nuque de Naqi se hérissa. Il a vraiment dû se passer quelque chose, songea-t-elle.
Elle ouvrit le fichier informations et commença à lire. Cinq minutes plus tard, elle réveillait Mina.
— Je crois que je n’ai pas envie d’y croire, dit Mina Okpik.
Naqi observait le ciel et tentait de se remémorer ce qu’elle avait appris à l’école au sujet des étoiles. À condition d’effectuer quelques corrections pour tenir compte de la parallaxe, les bonnes vieilles constellations de la Terre étaient plus ou moins valables même si on les observait depuis Turquoise.
— Le voilà, je crois.
— Quoi ? demanda Mina d’une voix encore ensommeillée.
Naqi agita la main vers une région du ciel vaguement située entre le Scorpion et Hercule.
— Ophiuchus. Si nos yeux étaient assez sensibles, nous pourrions la voir : un petit machin de lumière bleue.
— Je crois que j’ai déjà assez de petits machins dans ma vie, dit Mina en entourant ses genoux de ses bras.
Sa chevelure était du même noir profond que celle de Naqi, mais sa coupe très courte, une brosse sévère hérissée de pointes, la vieillissait ou la rajeunissait suivant l’éclairage. Elle portait un short noir et une chemise sans manche. Des tatouages lumineux vert et violets dessinaient des spirales autour des taches pie de la mycose envahissante qui couvrait ses bras, ses cuisses, son cou et ses joues. La lumière de la pleine lune faisait luire les plaques fongiques où chatoyaient les mêmes teintes émeraude et indigo. Naqi n’avait pas de tatouages, et presque pas de plaques ; elle ne pouvait s’empêcher d’envier un tout petit peu les ornements de sa sœur.
— Non, sérieusement, poursuivit Mina, tu ne crois pas que ça pourrait être une erreur ?
— Non, je ne pense pas. Tu vois ce qu’ils disent, ici ? Ils l’ont détecté il y a des semaines, mais ils n’ont rien annoncé jusqu’à maintenant pour pouvoir procéder à d’autres mesures.
— Il n’y a pas eu de rumeur, ça m’étonne.
Naqi approuva d’un hochement de tête.
— Ils ont été assez efficaces. Ce qui ne signifie pas qu’il ne va pas y avoir de problème.
— Hmm. Et ils croient que ce black-out va rendre les choses plus faciles ?
— À mon avis, les communications officielles circulent quand même. C’est juste qu’ils ne veulent pas que le réseau soit encombré par des discussions sans fin.
— On peut difficilement nous le reprocher, non ? Tout le monde va essayer de deviner ce qui se passe.
— Ils vont peut-être bientôt entrer en contact avec nous, dit Naqi, l’air peu convaincue.
Pendant leur conversation, le dirigeable était entré dans une zone où on ne voyait quasiment pas de microorganismes bioluminescents en surface. Dans l’océan, il existait autant de ces zones dépourvues de vie que de nodes grouillants de minuscules créatures, tout comme dans l’espace il existait des gouffres infinis entre les groupes de galaxies. On distinguait à peine le sillage de la sonde. Autour des deux sœurs, rien ne troublait l’obscurité totale sinon de temps à autre la silhouette lumineuse d’une fée solitaire effectuant une course.
— Et s’ils ne le font pas ? demanda Mina.
— Alors je crois que nous allons avoir notre compte de problèmes.
Pour la première fois depuis un siècle, un vaisseau s’approchait de Turquoise ; il avait cessé de progresser à la vitesse de croisière interstellaire et commencé à décélérer. Les tuyères du gobe-lumen étaient dirigées droit sur le système. On avait mesuré le décalage vers le rouge de la flamme et déduit que le navire se trouvait encore à deux ans de voyage, ce qui, sur cette planète, ne représentait pas grand-chose. Le vaisseau n’avait pas encore annoncé sa présence mais même si les intentions de l’équipage se révélaient amicales, s’ils ne désiraient rien d’autre que faire une escale commerciale, leur venue aurait des conséquences inimaginables sur la société de Turquoise. Tout le monde se souvenait des problèmes qui avaient suivi l’arrivée du Pélican Impie. La mise sur orbite des Ultras avait suscité beaucoup d’agitation à la surface. Des espions avaient causé l’échec d’accords commerciaux lucratifs. Les cités s’étaient lancées dans une course au prestige, entrant en compétition pour obtenir de juteuses miettes de technologie. On avait assisté à des mariages précipités et à des séparations qui ne l’étaient pas moins. Un siècle plus tard, d’anciennes inimitiés couvaient encore sous l’apparence cordiale des relations entre cités.
Il n’y avait aucune raison pour que cela se passe mieux aujourd’hui.
— Voyons, dit Mina. Il n’y a pas de raison que ça se passe comme avec le Pélican. Ils n’auront peut-être même pas envie de nous parler. Si ma mémoire est bonne, un vaisseau a traversé le système il y a environ soixante-dix ans sans même nous demander la permission.
Naqi acquiesça. L’un des articles les plus importants qu’elle avait lu comportait un encadré y faisant allusion.
— Ils avaient des problèmes de moteur, je crois. Les experts disent que la situation se présente différemment cette fois.
— Alors, ils viennent pour faire du commerce. Qu’avons-nous à leur offrir que nous n’avions pas la dernière fois ?
— Pas grand-chose, j’imagine.
Mina hocha la tête en connaissance de cause.
— Quelques œuvres d’art qui ne supporteront pas très bien le voyage ? Quelqu’un veut-il des symphonies pour flûte à parfums qui durent dix heures ? (Elle grimaça.) C’est censé faire partie de ma culture, et je n’arrive même pas à les supporter. Quoi d’autre ? Une poignée de découvertes concernant les Mystifs qui ont plus que probablement déjà été réalisées ailleurs à une douzaine de reprises. De la technologie ? Des découvertes médicales ? Laisse tomber.
— Ils doivent croire que nous avons quelque chose qui vaut le déplacement, dit Naqi. Quoi que ce soit, nous allons devoir attendre et voir comment les choses tournent, n’est-ce pas ? Il n’y en a que pour deux ans.
— Et tu crois que ça représente beaucoup de temps, dit Mina.
— En réalité…
Mina s’immobilisa.
— Regarde !
Une forme lumineuse fila dans la nuit, loin sous elles, suivie par une poignée, puis une douzaine, et enfin tout un escadron de points étincelants. Des fées, comprit Naqi – mais elle n’en avait jamais vu autant se déplacer ensemble, dans ce qui était de toute évidence un but commun. Les points lumineux qui se détachaient sur la noirceur de l’océan avaient quelque chose d’hypnotique. Ils s’enroulaient les uns aux autres, se croisaient et échangeaient leurs places en zigzaguant, s’éloignant à l’occasion de l’essaim principal pour y revenir ensuite en traçant un arc lumineux. Les fées remontèrent à la même altitude que le dirigeable et s’attardèrent pour voleter sur place quelques instants avant de filer rejoindre les autres. La meute s’éloigna et redevint une boule compacte de lucioles, puis une simple tache ronde et floue. Naqi la regarda jusqu’à être certaine que la dernière fée avait disparu dans la nuit.
— Waoh, murmura Mina.
— Tu as déjà vu un truc pareil ?
— Jamais.
— C’est un peu bizarre que ça se produise cette nuit, non ?
— Ne sois pas sotte, dit Mina. Les Mystifs ne peuvent pas être au courant de la présence du vaisseau.
— Nous n’en savons rien. La plupart des gens en ont entendu parler il y a des heures. C’est plus que suffisant pour permettre à quelqu’un d’aller nager.
Mina concéda que sa sœur cadette avait raison.
— Néanmoins, les informations ne circulent pas de manière si claire. Les Mystifs enregistrent des schémas cognitifs, mais il leur arrive rarement de montrer qu’ils en comprennent vraiment le contenu. N’oublie pas que nous avons affaire à un système d’archivage biologique dépourvu d’intelligence, à un musée sans conservateur.
— C’est une opinion.
Mina haussa les épaules.
— J’aimerais beaucoup qu’on me prouve le contraire.
— Tu crois qu’on devrait essayer de les suivre ? Je sais que ça ne durera pas très longtemps, mais nous pourrions peut-être nous maintenir à leur niveau quelques heures avant que les batteries ne soient à plat.
— Ça ne nous apprendrait pas grand-chose.
— On ne peut pas le savoir avant d’avoir essayé, dit Naqi en serrant les dents. Allez – ça doit valoir le coup, non ? Je suis sûre que cet essaim se déplaçait moins vite qu’une fée isolée. Nous pourrions obtenir suffisamment de données pour signaler son existence à Umingmaktok, non ?
Mina secoua la tête.
— Tout ce que nous avons à signaler, c’est une seule et unique observation assaisonnée de quelques spéculations. Tu sais bien que nous ne pouvons pas publier ça. De toute façon, si ce vol de fées a un rapport quelconque avec le vaisseau ultra, il va y avoir des centaines d’observations similaires cette nuit.
— Je me disais juste que ça nous changerait les idées.
— C’est possible. Mais ça nous retarderait, ce qui serait impardonnable. (Mina baissa la voix et fit un effort visible pour paraître raisonnable.) Écoute, je comprends ta curiosité. J’éprouve la même chose. Mais soit c’était un coup de chance, soit nous avons affaire à un événement planétaire. Dans ce cas, quantité de gens seront mieux placés que nous pour l’étudier. En tout état de cause, nous ne pouvons apporter quoi que ce soit d’utile, et nous ferions mieux de ne plus y penser. (Elle frotta les taches qui se dessinaient sur son avant-bras, suivant du bout des doigts les flèches et les tourbillons de couleur phosphorescente qui ressemblaient à un motif de cachemire.) Qui plus est, je suis fatiguée et nous allons avoir des journées chargées. Je crois qu’il vaut mieux ranger l’incident dans le dossier des expériences intéressantes, sans plus, d’accord ?
— Parfait, dit Naqi.
— Je suis désolée. C’est seulement que je sais que nous perdrions notre temps en suivant cet essaim.
— J’ai dit « parfait ».
Naqi se leva et se retint à la balustrade qui courait le long du dos du dirigeable.
— Où vas-tu ?
— Dormir. Tu viens de dire que nous avons du travail. Ce serait idiot de courir après la chance, non… ?
Elles sortirent de la zone dépourvue de vie une heure après l’aube. Sous le dirigeable, des organismes vivants commencèrent à épaissir les flots, qui prirent l’aspect d’une soupe trouble et torpide. Un kilomètre plus loin environ, la soupe montra des signes alarmants de structuration, devenant un bouillon de culture bleu-vert parcouru de filaments visqueux et semé de larges plaques analogues à du varech. On eût dit les entrailles flottantes et à demi digérées de monstres marins surpris en pleine bataille.
Encore un kilomètre, et les organismes flottants s’étaient transformés en un dense radeau de végétation empestant la saumure et le chou pourri. Et encore un peu plus loin, le radeau avait épaissi au point que la mer n’apparaissait plus que par intermittence. Au-dessus du radeau, l’air était humide, chaud et piquant car saturé de microscopiques particules irritantes. Le radeau lui-même était animé d’un mouvement étrange et fascinant. Il montait et descendait, se tordait et tournoyait au gré de courants situés dans des endroits bizarres. Comme si mille cuillères invisibles touillaient une grande soupière remplie d’épinards. L’ombre du dirigeable elle-même, que le soleil bas sur l’horizon projetait très loin devant les deux sœurs, influençait les déplacements de la soupe. La biomasse qui constituait les Mystifs alternait contractions et mouvements d’esquive pour y échapper. L’étrange sensation de mouvement volontaire ainsi produite rappelait à Naqi une pieuvre qu’elle avait vue en visitant l’aquarium des biotopes terriens d’Umingmaktok ; l’animal parvenait à se faufiler dans les plus minuscules interstices de sa prison de verre.
Les deux sœurs ne tardèrent pas à atteindre le centre du radeau circulaire qui s’étendait dans toutes les directions et dont les limites étaient ourlées par un lointain ruban d’eau de mer chatoyant. Comme si le dirigeable s’était immobilisé au-dessus d’une île aussi solide et ancienne que tout autre caractéristique géologique. L’île en question possédait même une sorte de géographie : des bosses, des crêtes et des vallées sculptées dans les strates de biomasse gluante. Il y avait en réalité très peu d’îles véritables sur Turquoise, surtout à cette latitude. Le node n’était âgé que de quelques jours. Les satellites avaient détecté sa naissance une semaine plus tôt, et les autorités scientifiques avaient envoyé Mina et Naqi l’étudier. Elles avaient reçu des instructions très strictes : se contenter de planer au-dessus de l’île pour lancer des lignes munies de senseurs. Si le node montrait quelque signe d’originalité, Umingmaktok dépêcherait une équipe plus expérimentée en dirigeable à grande vitesse La plupart des nodes se délitaient en vingt à trente jours, si bien qu’il fallait toujours agir vite. Les autorités enverraient peut-être des nageurs entraînés, impatients de plonger dans l’océan et d’ouvrir leur esprit pour communier avec les extraterrestres. Prêts – disaient-ils dans leur jargon – à konnaître l’océan.
Mais mieux valait commencer par le commencement : ce node allait sans doute se révéler intéressant, mais pas exceptionnel.
— Bonjour, dit Mina lorsque Naqi s’approcha d’elle.
Mina nettoyait la sonde qu’elle avait sortie de l’eau, recueillant le mucus vert qui adhérait à la céramique en forme de larme. Tous les artefacts produits par les humains succombaient tôt ou tard aux attaques biologiques de l’océan, mais les céramiques s’étaient avérées être les plus résistants des matériaux.
— Tu es de bonne humeur, dit Naqi en contraignant sa voix à exprimer un fait et non un jugement.
— Pas toi ? Tout le monde n’a pas la chance de pouvoir étudier un node de si près. Profites-en bien, petite sœur. Les informations d’hier soir ne changent rien à notre travail d’aujourd’hui.
Naqi se frotta le nez avec le dos de la main. Maintenant que le dirigeable se trouvait au-dessus du node, ses poumons s’emplissaient d’une grande quantité d’organismes aériens à chaque fois qu’elle inhalait. L’air sentait l’ammoniaque et les végétaux en décomposition. Elle devait en permanence accomplir un effort de volonté pour ne pas se frotter les yeux alors qu’ils étaient déjà rouges et irrités.
— Tu vois quelque chose d’inhabituel ?
— Il est un peu tôt pour le dire.
— Donc, c’est « non ».
— On ne peut pas apprendre grand-chose sans sondes, Naqi. (Mina fourra son tampon dans un sachet à échantillons, et referma le sceau de plastique en pressant fermement les bords. Elle le laissa ensuite tomber dans un seau, à ses pieds.) Oh, attends. J’ai vu un autre essaim pendant que tu dormais.
— Je croyais que c’était toi qui te plaignais d’être fatiguée.
Mina prit un tampon neuf et s’attaqua avec énergie à une tache olive foncé sur le côté de la sonde.
— J’ai relevé mon courrier, c’est tout. J’ai réessayé ce matin, mais ils n’ont toujours pas levé le black-out. J’ai capté quelques signaux radio sur ondes courtes en provenance des cités les plus proches, mais ils transmettaient juste un message enregistré du conseil des Flocons : restez à l’écoute et ne paniquez pas.
— Alors, espérons qu’on ne va rien trouver d’intéressant ici, dit Naqi, parce que, si c’est le cas, on ne pourra pas le signaler.
— Ils vont sans doute bientôt lever le black-out. Entre-temps, je pense que nous avons assez de relevés à effectuer pour nous occuper. As-tu trouvé le programme de balayage en spirale dont je t’ai parlé dans l’ordinateur du pilote automatique ?
— Je ne l’ai pas cherché, répondit Naqi, certaine que Mina n’y avait jamais fait la moindre allusion. Mais je peux en écrire un en quelques minutes.
— Ne perdons pas plus de temps que nécessaire. Tiens. (Elle lui tendit le tampon, dont l’extrémité était couverte de gelée verte.) Occupe-toi de ça, moi, je vais chercher ce logiciel.
Naqi ne prit pas tout de suite le tampon.
— Bien sûr. Le travail doit être distribué en fonction des capacités de chacune, non ?
— Ce n’est pas ce que je voulais dire, dit Mina d’un ton apaisant. Ne nous disputons pas, d’accord ? Jusqu’à hier soir, nous étions les meilleures amies du monde. Je pensais juste que ça irait plus vite… (Elle s’interrompit et haussa les épaules.) Tu vois ce que je veux dire. Je sais que tu m’en veux parce que j’ai décidé de ne pas suivre ces fées, mais nous étions obligées de venir ici. Tu peux comprendre ça, non ? En d’autres circonstances…
— Je comprends, dit Naqi, en réalisant à quel point elle avait l’air maussade et puéril. Elle jouait vraiment son rôle de sœur cadette mal embouchée à la perfection. Le pire étant que Mina avait raison et qu’elle le savait. La situation lui semblait beaucoup plus claire maintenant, à la lumière du jour.
— Vraiment ?
Naqi hocha la tête, envahie par le sentiment pervers d’euphorie que l’on ressent parfois en reconnaissant sa défaite.
— Oui, vraiment. Nous aurions eu tort de les poursuivre.
Mina soupira.
— Ça m’a tentée, tu sais. Mais je ne voulais pas que tu t’en aperçoives. Sinon, tu aurais trouvé un moyen de me convaincre.
— Je suis si persuasive que ça ?
— Ne te sous-estime pas, petite sœur. Personnellement, je ne m’y risque pas. (Mina s’interrompit et reprit son tampon.) Peux-tu t’occuper du logiciel de balayage ? Je vais finir ça.
Naqi sourit. Elle se sentait mieux à présent. Il faudrait encore un petit moment avant que la tension se dissipe, mais au moins les choses étaient plus simples désormais. Mina avait raison sur un autre point : elles n’étaient pas seulement sœurs, mais aussi les meilleures amies du monde.
— Je vais me débrouiller, dit Naqi.
Elle franchit le rideau étanche qui la séparait de la fraîcheur climatisée de la nacelle. Elle ferma la porte, se frotta les yeux et s’assit à la console du pilote automatique. Il les avait conduites ici depuis Umingmaktok, ajustant la trajectoire de leur appareil de manière à tirer le meilleur parti des fronts froids ou chauds et des vents. Pour l’instant, il était réglé pour maintenir le dirigeable immobile : deux ou trois fois par minute, les moteurs électriques se mettaient à ronronner pour stabiliser l’engin, que les sautes de vent inhérentes au microclimat suscité par le node mystif menaçaient de déplacer. Naqi alla chercher le fameux programme de vol en spirale ; plusieurs options apparurent dans un menu déroulant. L’écran était plat, mais le texte tremblotait ; Naqi tapa sur l’écran avec le dos de la main jusqu’à ce qu’il daigne fonctionner correctement. Puis elle fit défiler les autres séquences de vol mais ne trouva aucune spirale préprogrammée. Elle fouilla les fichiers principaux, sans rien y trouver d’utile non plus. Elle s’apprêtait à bricoler son propre programme – ce qui, estimait-elle, allait lui prendre une demi-heure environ – lorsqu’elle se souvint qu’elle avait déjà sauvegardé des logiciels de pilotage dans l’éventail. Elle ne savait pas du tout s’ils s’y trouvaient encore, ni même s’ils pourraient lui être utiles, mais elle se dit que cela valait probablement la peine de prendre le temps de les chercher. L’éventail fermé était posé sur un banc ; Mina avait dû l’y laisser après avoir vérifié que le silence radio n’était toujours pas levé.
Naqi prit l’éventail et l’ouvrit sur ses genoux. À sa grande surprise, elle constata qu’il était encore allumé : les messages qu’elle avait lus un peu plus tôt étaient visibles sur l’écran, mais pas les motifs d’aquarelle.
Elle regarda de plus près et fronça les sourcils. Ce n’était pas son courrier. C’était celui que Mina avait téléchargé pendant la nuit. Naqi ressentit aussitôt une pointe de culpabilité : il fallait qu’elle referme l’éventail, ou, du moins, qu’elle quitte le fichier courrier de sa sœur et ouvre le sien. Mais elle ne fit ni l’un ni l’autre. Se disant qu’à sa place tout le monde aurait agi de même, elle ouvrit le dernier message de la liste et regarda son heure de réception. À quelques minutes près, il était arrivé à la même heure que le dernier qu’elle avait reçu.
Mina avait dit la vérité au sujet du black-out.
Naqi leva les yeux. Elle voyait la nuque de sa sœur à travers la vitre de la nacelle ; elle montait et descendait tandis qu’elle vérifiait des treuils le long du dirigeable.
Naqi parcourut le corps du message. Rien de spécial, rien qu’une circulaire automatique émanant d’un des groupes d’études. Une histoire de neurotransmetteurs.
Elle referma la circulaire et revint à la liste. Jusque-là, elle n’avait rien à se reprocher. Si elle cessait de consulter le courrier de Mina maintenant, elle n’aurait pas de raison de se sentir vraiment coupable.
Mais un nom qu’elle connaissait bien lui sauta aux yeux : professeur Jota Sivaraksa, directeur du projet Mur. L’homme qu’elle avait rencontré à Umingmaktok, rayonnant de vitalité après son changement de ver annuel. Que pouvait bien lui vouloir Mina ?
Elle ouvrit le message et le lut.
Il contenait exactement ce qu’elle craignait et n’osait pourtant pas croire.
Sivaraksa répondait à Mina, qui avait posé sa candidature pour travailler sur le Mur. Le ton du message était très décontracté, totalement différent de la réponse très formelle reçue par Naqi. Sivaraksa disait à sa sœur que sa demande avait été considérée d’un œil favorable, et que bien qu’il leur restât une ou deux autres candidatures à examiner, celle de Mina était jusqu’à présent la plus convaincante. Et même si elle ne l’était plus une fois toutes les candidatures examinées, poursuivait Sivaraksa – ce qui était fort improbable – le nom de Mina se trouverait de toute façon en début de liste lorsque les prochains postes seraient vacants. Bref, il lui garantissait plus ou moins qu’elle pourrait travailler sur le Mur avant la fin de l’année.
Naqi relut le message, juste pour être sûre qu’un détail d’une grande subtilité n’en modifiait pas le sens, le faisant apparaître sous un angle plus favorable.
Elle referma alors l’éventail avec un claquement. Une vague de fureur montait du plus profond de son être. Elle replaça l’appareil là où elle l’avait trouvé.
Mina passa la tête entre les rideaux hermétiques.
— Comment ça se passe ?
— Très bien, dit Naqi. (Sa voix paraissait dépourvue d’émotion, même à ses propres oreilles.) Elle était sidérée, muette. Si jamais elle protestait parce que sa sœur s’était portée candidate au même poste qu’elle, Mina la traiterait d’hypocrite… mais il y avait autre chose. Naqi n’avait jamais autant critiqué ouvertement le projet du Mur que sa sœur. Celle-ci, au contraire, n’avait jamais laissé passer une occasion de dénoncer aussi bien le projet que les personnalités qui le soutenaient.
S’il ne s’agissait pas d’hypocrisie pure et simple…
— Tu as réussi à nous bricoler ce programme ?
— Ça vient, dit Naqi.
— Il y a un problème ?
— Non. (Naqi s’obligea à sourire.) Non. Je fignole quelques détails, c’est tout. Ce sera prêt dans quelques minutes.
— Bien. J’ai vraiment envie de commencer ce balayage. Nous allons obtenir d’excellentes données, petite sœur. Et je crois que ce node va être important. Peut-être le plus gros de toute la saison. Tu n’es pas contente que nous soyons tombées dessus ?
— Je suis ravie, répondit Naqi avant de se remettre au travail.
Accrochées à des câbles télémétriques, trente sondes spécialisées pendaient sous la nacelle, pareilles aux tentacules venimeux d’une grotesque méduse aérienne. Les sondes reniflaient l’air situé à plusieurs mètres au-dessus de la biomasse, ou en rasaient la surface verte et floue. Des lignes plombées pénétraient dans la mer, sous le radeau, et goûtaient les profondeurs infestées de micro-organismes jusqu’à des dizaines de mètres à l’intérieur du node. Des radars cartographiaient les gigantesques structures incluses dans le node – des noyaux compacts, ou au contraire d’immenses cavités et des tunnels aux fonctions obscures – tandis que des sonars enregistraient la topologie des nombreux câbles tendineux et organiques plongeant dans l’obscurité, ces cordons ombilicaux qui ancraient le node aux fonds marins. Les petits nodes tiraient la plus grande partie de leur énergie de la lumière solaire. Ils décomposaient les sucres et les graisses contenus dans les autres microorganismes flottant dans l’océan, mais les formations plus importantes, qui avaient plus d’informations à traiter, devaient aller chercher l’énergie dans les fonds marins, à l’emplacement des rides médio-océaniques actives où des sources hydrothermales vomissaient de l’eau chaude, à des kilomètres sous les vagues. Chaque cordon ombilical poussait l’eau froide vers le bas au moyen de contractions péristaltiques ; elle se réchauffait en circulant dans l’environnement à très haute température des volcans sous-marins, puis était repoussée vers la surface. Tous ces senseurs ne causaient qu’un minimum de dommages physiques à l’énorme organisme lui-même. La biomasse les sentait approcher et se déplaçait de manière à les laisser passer, y compris les lignes tranchantes qui plongeaient dans l’eau. Quelque chose prenait manifestement la peine de dépenser de l’énergie pour que l’organisme ne soit pas endommagé ; on pouvait donc en déduire que les mesures effectuées par les humains devaient avoir des conséquences sur les capacités de traitement de l’information du node. Des conséquences mineures, néanmoins, et comme le node subissait déjà des changements constants de son architecture – certains volontaires, d’autres imposés par des facteurs environnementaux – il semblait inutile de s’inquiéter du mal que pouvaient lui faire des chercheurs humains. En fin de compte, tout aboutissait à des hypothèses. Les équipes de nageurs avaient beau en avoir beaucoup appris sur les informations enregistrées par les Mystifs, tout le reste – comment et pourquoi ils stockaient les cartes neurales, et dans quelle mesure ces schémas étaient retraités par la suite – demeurait inconnu. Et il ne s’agissait là que des questions les plus évidentes. Les vrais mystères, ceux que tout le monde voulait résoudre, résidaient ailleurs. Mais, pour le moment, ils étaient aussi, tout simplement, hors de portée des chercheurs. Il était inutile de croire que ce qu’elles apprendraient ce jour-là éclairerait ces abysses. Un seul jeu de données – ou même une poignée de mesures – ne pouvait ni prouver, ni infirmer quoi que fût, mais il se pouvait que plus tard ces mêmes données jouent un rôle vital dans une suite d’arguments, ne fût-ce que pour changer la distribution d’une série de statistiques en faveur d’une hypothèse plutôt que d’une autre. Naqi avait depuis longtemps compris que la science avançait tout autant dans un bouillonnement collectif que dans les moments d’extase des découvertes individuelles.
Et elle était fière d’être membre de cette communauté.
Le balayage en spirale se poursuivit sans problème ; le dirigeable ronronnait, décrivant des cercles de plus en plus larges. Le matin céda la place au début de l’après-midi, et le soleil se mit à redescendre vers l’horizon tandis que des rais de lumière orange pâle se glissaient entre les contours moelleux des nuages. Naqi et Mina étudièrent pendant des heures les résultats qui leur parvenaient ; les images à la définition de plus en plus précise apparaissant sur des écrans éparpillés dans la nacelle. Elles en discutèrent sur un ton plutôt cordial, mais Naqi ne pouvait s’empêcher de songer à la trahison de Mina. Elle prit un méchant plaisir à tester sa sœur pour voir jusqu’à quel point elle oserait mentir en déviant délibérément la conversation vers le professeur Sivaraksa et le projet qu’il dirigeait.
— J’espère que je ne vais pas finir en bureaucrate fossilisée, dit Naqi alors qu’elles évoquaient la future évolution de leur carrière. Tu sais, comme Sivaraksa. (Elle observa Mina avec attention, sans toutefois rien en laisser paraître.) J’ai lu quelques-uns de ses vieux articles ; il était plutôt bon, autrefois. Regarde ce qu’il est devenu…
— C’est facile à dire, objecta Mina. Je parie qu’il déteste ça autant que nous. Il faut bien que quelqu’un dirige les grands projets de recherche. Ne préfères-tu pas que ce soit au moins un ancien scientifique ?
— On dirait que tu le défends. Tu ne vas pas tarder à me dire que tu penses que le Mur est une bonne idée.
— Je ne défends pas Sivaraksa, dit Mina. Je dis juste que… (Elle lança à sa sœur un regard où luisait soudain un éclair de soupçon. Avait-elle deviné que Naqi savait ?) Peu importe. Sivaraksa est capable de se défendre tout seul. Nous, nous avons du travail.
— On pourrait croire que tu essaies de changer de sujet, dit Naqi.
Mais Mina était déjà sortie de la nacelle pour vérifier à nouveau leur équipement.
Le dirigeable atteignit le bord du node au crépuscule, en fit le tour, puis commença à revenir vers l’intérieur. Lorsqu’il repassait sur des secteurs du node déjà cartographiés, les changements survenus dans l’intervalle apparaissaient sur les écrans : arcs et rayures rouges se superposaient au citron vert et au turquoise des fausses couleurs des cartes. La plupart des changements étaient mineurs : une chambre s’était ouverte ici ou refermée là, une petite altération dans la topologie du réseau s’était produite pour élargir un étranglement entre certains des nombreux sous-nodes grumeleux qui parsemaient l’île flottante. Il y avait des changements plus mystérieux, mais conformes à d’autres études. Les deux sœurs effectuaient des mesures avec des résolutions supérieures et classaient les données dans des fichiers prioritaires.
Le node était de bonne taille, mais nullement exceptionnel.
Lorsque la nuit tomba, très vite, comme toujours sous ces latitudes, Mina et Naqi alternèrent les quarts, l’une dormant deux ou trois heures pendant que l’autre surveillait les écrans. Naqi profita d’une accalmie pour grimper sur le toit du dirigeable et tenter à nouveau de faire fonctionner l’antenne. Elle se réjouit un instant en constatant qu’un nouveau message était arrivé. Mais ce n’était qu’une déclaration du conseil des Flocons expliquant que le black-out sur les messages civils allait durer au moins deux jours encore, jusqu’à la fin de la « crise ». Le message faisait également allusion à des troubles dans deux villes, où le couvre-feu avait été instauré. Les autorités enjoignaient aux citoyens de ne prêter aucune attention aux sources d’informations officieuses concernant la nature du vaisseau en approche.
Naqi ne fut pas surprise d’apprendre qu’il y avait eu des problèmes, mais leur étendue la surprit. Son instinct la poussait à croire la version du gouvernement. Le problème, du moins de leur point de vue, était qu’on ne savait rien de certain sur ce vaisseau. En se montrant honnête, le gouvernement finissait par donner l’impression qu’il cachait quelque chose. Il aurait mieux fait d’inventer un mensonge plausible et de le modifier de manière à le rapprocher de la vérité à mesure que le temps passait.
Mina se leva après minuit pour prendre son quart. Naqi alla se coucher et fit des rêves agités où elle voyait des taches rouges et des colonnes planant sur un fond vert amorphe. Elle était restée trop longtemps devant les écrans.
Mina la réveilla avant l’aube, tout excitée.
— Cette fois, c’est moi qui ait quelque chose à t’annoncer, dit-elle.
— Quoi ?
— Viens voir.
Naqi quitta son hamac ; elle ne se sentait guère reposée et manquait d’enthousiasme. Les dessins formés par les champignons de Mina luisaient avec une intensité particulière dans la cabine faiblement éclairée : formes abstraites et détachées qui ne faisaient que suggérer sa silhouette.
Naqi la suivit jusqu’au balcon.
— Quoi, répéta-t-elle, sans même prendre la peine d’adopter un ton interrogateur.
— Il s’est produit quelque chose, dit Mina.
Naqi se frotta les yeux pour se réveiller.
— Le node ?
— Regarde. En bas. Juste en dessous.
Naqi écrasa son estomac contre la balustrade et se pencha aussi loin qu’elle le put. Elle n’avait pas été affectée par le vertige jusqu’à l’installation des senseurs ; là, elle avait brusquement perçu un lien physique entre le dirigeable et le sol. Son imagination lui jouait-elle des tours, ou bien l’appareil avait-il perdu la moitié de son altitude précédente en ramenant ses lignes ? Vers minuit, la lumière se déclinait en teintes de gris laiteuses et spectrales. Le paysage plissé et chiffonné du node s’étendait dans une obscurité grisâtre, se fondant dans l’ardoise d’un banc de nuages. Naqi ne vit rien de remarquable, sinon que la surface était étonnamment proche.
— Regarde tout en bas, dit Mina.
Naqi se plaqua contre la balustrade comme elle n’avait jamais osé le faire jusque-là, au point de se retrouver sur la pointe des orteils. Alors, elle vit enfin le phénomène : droit sous elles se dessinait un étrange cercle sombre. Un cercle d’eau à ciel ouvert semblable à un lagon enkysté dans la masse principale du node. Des à-pics de biomasse d’un noir profond et charbonneux l’entouraient. Naqi l’étudia sans un mot. Quoi qu’elle dise, sa sœur porterait un jugement sur elle.
— Comment l’as-tu découvert ? finit-elle par demander.
— Découvert ?
— Il ne peut pas avoir plus de vingt mètres de diamètre. Un point de cette taille apparaît à peine sur les cartes.
— Naqi, tu n’as pas compris. Je ne nous ai pas dirigées vers ce trou. Il est apparu en dessous de nous pendant que nous nous déplacions. Écoute les moteurs. Nous continuons à avancer. Le trou nous suit. Il nous file.
— Il doit réagir aux senseurs, dit Naqi.
— Je les ai ramenés. Nous ne traînons plus aucun appareil au-delà de trente mètres sous la surface. Le node réagit à notre présence, Naqi – à celle du dirigeable. Les Mystifs savent que nous sommes là. Ils nous envoient un signe.
— C’est possible. Mais ce n’est pas à nous de l’interpréter. Nous sommes ici pour prendre des mesures, pas pour interagir avec les Mystifs.
— Et qui est censé le faire, dans ce cas ? demanda Mina.
— Il faut que je te mette les points sur les i ? Des spécialistes d’Umingmaktok.
— Ils n’arriveront jamais à temps. Tu connais la durée de vie d’un node. D’ici que le black-out soit levé et que les as du corps de nageurs débarquent, nous n’aurons plus qu’une tache verte à surveiller. Il s’agit d’une découverte significative, Naqi. C’est le plus gros node de la saison, et il tente clairement et délibérément d’attirer des nageurs.
Naqi s’écarta de la balustrade.
— Inutile d’y penser.
— Mais j’y ai pensé toute la nuit. C’est plus qu’un gros node, Naqi. Il se passe quelque chose – voilà pourquoi les fées étaient si actives. Si nous ne nageons pas ici, nous allons peut-être rater une occasion unique.
— Et si nous nageons, nous transgresserons toutes les règles de la communauté scientifique. Nous ne sommes pas entraînées, Mina. Même si nous apprenions quelque chose – même si les Mystifs daignaient communiquer avec nous – tout le monde nous rejetterait.
— Ça dépend de ce que nous aurions appris, non ?
— Ne fais pas ça, Mina. Ça ne vaut pas le coup.
— Nous ne pouvons pas le savoir tant que nous n’avons pas essayé. (Mina lui tendit la main.) Écoute-moi. En un sens, tu as raison. Il est très probable qu’il n’arrivera rien. En principe, il faut leur offrir quelque chose – une énigme à déchiffrer, ou un objet riche en informations. Nous n’avons rien de tel. Nous allons entrer dans l’eau, et il ne se produira sans doute aucune réaction biochimique. Dans ce cas, aucune importance. Nous ne sommes pas obligées d’en parler. Et si nous apprenons quelque chose d’insignifiant – rien ne nous force à en parler non plus. Sauf si c’est de première importance. Si énorme qu’ils seront obligés de passer l’éponge sur notre peccadille.
— Notre peccadille, commença Naqi, riant presque de l’audace de Mina.
— Ce que je veux dire, c’est qu’il s’agit du genre de situation où tout le monde est gagnant. Et on nous la sert sur un plateau.
— On pourrait aussi dire que c’est une occasion en or de nous planter en beauté.
— Si tu veux. Moi, je sais ce que je vois.
— C’est trop dangereux, Mina. Il y a déjà eu des morts… (Naqi regarda les motifs dessinés par les champignons de Mina, que ses tatouages soulignaient et mettaient en valeur.) Tu a obtenu un indice de conformité très élevé. Ça ne t’inquiète pas, ne serait-ce qu’un tout petit peu ?
— La conformité n’est qu’un conte de fées qu’on utilise pour effrayer les enfants, pour qu’ils se tiennent sages, dit Mina. On leur dit : « Mange tes légumes ou l’océan t’avalera pour de bon. » J’y crois autant qu’au Kraken de Thulé, ou aux flots qui ont englouti Arviat.
— Le Kraken de Thulé est une blague et Arviat n’a jamais existé. Mais aux dernières nouvelles, la conformité était un phénomène reconnu de tous.
— En tant que sujet de recherche. Il y a une différence.
— Ne joue pas sur les mots… commença à dire Naqi.
Mais Mina ne parut pas l’avoir entendue. Sa voix était lointaine, comme si elle se parlait à elle-même, son intonation, chantante ; on eût dit qu’elle psalmodiait des vers.
— Il est trop tard pour y penser à présent. Mais l’aube n’est pas loin. Je crois qu’il sera encore là le moment venu.
Elle bouscula Naqi en se levant.
— Où vas-tu ?
— Dormir. Il faut que je sois en forme demain. Et toi aussi.
Leurs deux plongeons furent silencieux et décevants. Naqi demeura sous l’eau un instant avant de réémerger en retenant sa respiration. Elle dut accomplir un effort conscient pour se remettre à respirer : la couche d’air située directement au-dessus de l’eau était à ce point saturée d’organismes microscopiques qu’il était effectivement possible de s’étouffer. Mina refit surface près d’elle et inspira de grandes goulées d’air avec enthousiasme, comme pour pousser les minuscules créatures à envahir ses poumons. Le froid soudain lui arracha des cris de joie. Après avoir retrouvé leur équilibre en barbotant, les épaules hors de l’eau, Naqi put enfin faire le point sur la situation. Sa vision était brouillée par des larmes brûlantes. La nacelle planait au-dessus d’elle, suspendue sous la masse du sac-à-vide. Elles avaient sorti un canot de sauvetage flambant neuf, garanti pour durer une centaine d’heures en cas d’agressions biologiques modérées. Mais ce n’était valable qu’en pleine mer, où la densité en organismes était nettement moins importante qu’au milieu d’un énorme node. Ici, la coque ne résisterait sans doute pas plus d’une dizaine d’heures avant d’être absorbée.
Naqi se demanda à nouveau si elle n’aurait pas mieux fait de tout arrêter. Il en était encore temps. Mina et elle n’avaient pas encore causé de véritables dégâts. Elle pouvait remonter dans le canot, puis dans le dirigeable en une minute environ. Mina ne la suivrait sans doute pas, mais rien n’obligeait Naqi à être sa complice. Elle savait pourtant qu’elle était incapable d’abandonner. Elle ne pouvait pas montrer sa faiblesse, pas maintenant qu’elle était allée si loin.
— Il ne se passe rien… dit-elle.
— Nous sommes dans l’eau depuis une minute à peine, répondit sa sœur.
Elles portaient toutes deux des combinaisons de plongée noires pouvant flotter en cas de besoin – il suffisait de tapoter une suite de commandes pour que des dizaines de minuscules vessies se gonflent au niveau des épaules et de la poitrine – mais barboter n’était pas trop difficile. De toute façon, si les Mystifs prenaient l’initiative, les combinaisons seraient probablement digérées en quelques minutes. Les nageurs qui étaient déjà entrés plusieurs fois en contact avec eux plongeaient souvent nus ou presque ; mais ni Naqi ni Mina n’étaient préparées à s’abandonner à ce point aux assauts de l’océan. Une deuxième minute s’étant écoulée, l’eau ne semblait plus aussi froide. Les rayons du soleil qui filtraient entre les nuages brûlaient la joue de Naqi. L’astre traçait des lignes de feu sur l’eau vert bouteille du lagon ; elles s’enroulaient et s’entrelaçaient en une mouvante calligraphie, comme pour leur communiquer des messages secrets. Les eaux calmes clapotaient doucement à hauteur de leur poitrine. Les parois du lagon étaient constituées de masses floues de végétation de plusieurs mètres de haut semblables aux berges à pic d’une rivière. De temps à autre, Naqi sentait quelque chose – une feuille ou une algue – effleurer ses pieds avec douceur. Elle tressaillit à son contact les premières fois, mais il devint peu à peu étrangement apaisant. De temps en temps on lui caressait une main, puis on s’en allait, comme par jeu. Lorsqu’elle sortait les mains de l’eau, de verts napperons arachnéens en tombaient tels les restes en loques de gants de prix. La matière verte dégoulinait entre ses doigts et retournait à la mer en laissant derrière elle une sensation de picotement.
— Il ne s’est toujours rien passé, dit Naqi, plus calmement cette fois.
— Tu te trompes. Les bords du lagon se sont rapprochés.
Naqi les observa.
— C’est la perspective.
— Je t’assure que non.
Naqi regarda à nouveau en direction du canot de sauvetage. Elles en avaient dérivé de cinq ou six mètres. Mais étant donné le sentiment de sécurité qu’il leur procurait à présent, cela aurait aussi bien pu être un ou deux kilomètres. Mina avait raison : lentement et en douceur, le lagon rétrécissait autour d’elles. Il devait mesurer environ vingt mètres de diamètre lorsqu’elles y étaient entrées et devait avoir diminué d’un tiers. Elles avaient encore le temps de s’échapper avant que les murs de brouillard vert se referment, mais à condition de partir tout de suite, de rejoindre le canot de sauvetage et le havre de sécurité de la nacelle.
— Mina… Je veux m’en aller. Nous ne sommes pas prêtes.
— Nous n’en avons pas besoin. Ça va se produire quand même.
— Nous n’avons aucun entraînement !
— On apprendra sur le tas.
Mina essayait encore de paraître scandaleusement calme, mais ça ne fonctionnait plus. Naqi devinait au ton de sa voix qu’elle était soit très effrayée, soit très excitée.
— Tu as plus peur que moi, dit-elle.
— J’ai peur, dit Mina, peur de tout ficher en l’air. J’ai peur que nous rations une chance unique, rien d’autre. Compris ?
Soit Naqi battait des pieds avec moins de régularité, soit c’était l’eau elle-même qui était plus agitée depuis quelques instants. Les parois vertes, qui n’étaient plus qu’à une dizaine de mètres les unes des autres, n’apparaissaient plus comme des falaises à pic. Elles avaient adopté des formes qui montraient qu’une volonté était à l’œuvre, les poussant à se développer et à se complexifier de seconde en seconde. C’était comme regarder une cité émerger de la brume dans le lointain, révélant ses profondeurs une strate après l’autre dans un luxe de détails stupéfiants, fascinants et trop nombreux pour que l’œil ou l’esprit puisse traiter autant d’information.
— Je n’ai pas l’impression qu’ils attendent qu’on leur donne quelque chose cette fois, dit Mina.
Des tubes et des tuyaux couverts de veines s’enroulaient les uns autour des autres en un perpétuel et sinueux mouvement qui évoquait pour Naqi l’image de circuits intégrés gigantesques aux composants végétaux. Des circuits agités et vivants qui ne se stabilisaient jamais vraiment en une configuration définitive. De temps à autre, des damiers apparaissaient, ou des runes étroitement entrelacées. Des motifs géométriques d’une netteté incroyable surgissaient ici et là, chaque déplacement s’en faisant l’écho, les amplifiant ou les répétant avec subtilité. Des formes en trois dimensions bien distinctes devenaient solides l’espace d’un instant, comme sculptées dans la verdure par la main habile d’un jardinier spécialisé dans l’art des topiaires. Naqi entraperçut de troublantes anatomies : les souvenirs déformés de corps d’extraterrestres entrés dans l’océan un million ou un milliard d’années auparavant. Un membre articulé en trois points, la courbe semblable à celle d’un bouclier d’une plaque appartenant à un exosquelette. La tête d’une chose aux allures presque chevalines se transforma en un agrégat de gros yeux à facettes. Une forme humaine émergea brièvement de ce chaos. Mais une seule fois. Les nageurs extraterrestres avaient été bien plus nombreux que les humains.
Et là résidait la nature véritable des Mystifs, Naqi le savait. Les premiers explorateurs s’étaient mépris sur ces formes, les prenant pour des manifestations d’une intelligence authentique. Ils avaient cru que la masse océanique était une sorte d’esprit communautaire. Une erreur facile à commettre, mais qui n’avait néanmoins rien à voir avec la vérité. Les formes mouvantes étaient en réalité des appâts, comme les couvertures bariolées de certains livres. Les esprits eux-mêmes avaient été transformés en traces mémorielles figées. La seule intelligence vivant au sein de l’océan était son propre système d’autosurveillance.
Croire en quoi que ce soit d’autre relevait de l’hérésie.
Les corps dansaient trop vite pour être suivis du regard. Des lueurs pastel luisaient au cœur de la structure verte, clignotant et vacillant telles des lampes au plus profond d’une forêt. Le bord du lagon était devenu irrégulier, des péninsules s’élançaient vers le centre, tandis que des fissures dirigées vers l’intérieur de la masse principale créaient d’étroites baies et des îlots. Des vrilles jaillissaient alors des péninsules. De l’épaisseur d’une cuisse au niveau du tronc, elles s’amincissaient jusqu’à devenir semblables à des frondaisons et finissaient par se diviser en une brume de dentelle dessinant des fougères d’une impressionnante complexité. Telles des ailes de libellules, elles diffractaient la lumière, enfermant le lagon sous une coupole chatoyante. De temps à autre, une fée – ou quelque autre organisme de plus petite taille mais tout aussi étincelant – s’élançait d’une berge du lagon à l’autre. Des êtres plus lumineux encore se déplaçaient dans l’eau tels des poissons curieux. Des organismes microscopiques se détachaient des frondaisons et des plus grosses vrilles pour se rassembler en nuages bouillonnants et déterminés. Ils entraient en collision avec la peau et les paupières de Naqi, qui toussait à chaque inspiration. Les Mystifs avaient un goût aigre de médicament. Et ils étaient en elle, ils envahissaient son corps.
La panique la saisit. Comme si l’on avait appuyé sur un petit interrupteur situé dans son esprit. Plus rien d’autre ne comptait. Peu importait l’opinion de Mina, il fallait qu’elle sorte du lagon tout de suite.
Se débattant plus qu’elle ne nageait, Naqi tenta de se propulser vers le canot de sauvetage, mais quelque chose s’était insinué en elle lors de son réflexe de panique. Ce n’était pas vraiment une impression de paralysie, plutôt une terrible sensation d’inertie. Bouger et même respirer devenait difficile. Le bateau semblait se trouver à une distance incommensurable. Elle se sentait lourde et ne pouvait plus pédaler dans l’eau. Tout ce qu’elle voyait lorsqu’elle baissait les yeux, c’était une brume verte enveloppant les parties de son corps situées au-dessus de la surface. Les organismes adhéraient au tissu de sa combinaison de plongée.
— Mina… cria-t-elle. Mina !
Mais Mina se contenta de la regarder. Naqi sentit que sa sœur ressentait la même impression de paralysie qu’elle. Ses mouvements étaient languides ; son visage n’exprimait pas la panique, mais l’acceptation et une profonde résignation, dangereusement proche de la sérénité.
Mina n’avait pas du tout peur.
Les dessins qui ornaient son cou flamboyaient. Elle avait les yeux fermés. Les organismes avaient déjà commencé à attaquer le tissu de sa combinaison, le détachant peu à peu de son corps. Naqi sentait que la même chose était en train de lui arriver. Ce n’était pas douloureux, car les organismes s’arrêtaient toujours avant de s’en prendre à la peau. Au prix d’un effort gigantesque, elle parvint à extraire son avant-bras de l’eau pour examiner la juxtaposition de chair pâle et de tissu noir en pleine dissolution. Ses doigts étaient aussi raides que des morceaux de bois.
Néanmoins – et Naqi tenta de se raccrocher à cette idée – l’océan avait toujours tenu les organismes vivants pour sacrés, du moins ceux qui pensaient. Il pouvait arriver des choses étranges à ceux qui nageaient avec les Mystifs, des choses difficiles à distinguer de la mort ou d’états voisins. Mais ils revenaient toujours, différents peut-être, mais sains et sauf dans l’ensemble. Quoi qu’il arrivât à présent, elles y survivraient. Les Mystifs restituaient toujours ceux qui nageaient avec eux, et même s’ils modifiaient quelque chose en eux, ces changements étaient rarement définitifs.
Sauf, bien sûr, pour ceux qu’ils ne rendaient pas.
Non, se dit Naqi. Elles étaient en train de se conduire comme des imbéciles, elles allaient peut-être flanquer leur carrière en l’air, mais elles survivraient. Mina avait obtenu une note très élevée sur l’échelle de conformité lorsqu’elle s’était portée candidate à un poste dans le corps des nageurs, mais cela ne signifiait pas nécessairement qu’elle était en danger. Être conforme signifiait juste qu’on avait une relation particulière avec l’océan. C’était presque romantique.
Et voilà que Mina coulait, totalement immobile. Le regard vide et extatique.
Naqi aurait voulu résister à l’envie de se soumettre à l’océan, mais elle n’en avait plus la force ; elle se sentait attirée vers le bas. L’eau se referma sur sa bouche, puis ses yeux et, en un instant, elle se retrouva sous la surface, semblable à une statue renversée qui aurait plongé en douceur vers le fond de l’océan. Sa peur atteignit un palier, puis le dépassa. Elle n’avait plus la sensation de se noyer. L’écume d’organismes verts s’était introduite dans sa gorge et son nez, mais elle ne la craignait plus. Elle faisait ce pour quoi elle était née ; c’était tout.
Naqi savait qui se passait – ce qui allait inévitablement se passer. Elle avait étudié suffisamment de rapports de mission de nageurs. Les minuscules créatures s’infiltraient dans tout son corps, s’insinuant dans ses poumons et dans son sang. Ils la maintenaient en vie tout en la submergeant de messages chimiques de béatitude. Des flots de créatures microscopiques cherchaient le chemin de son cerveau, rampant le long de ses nerfs optiques et auditifs ou traversant la barrière hématoencéphalique elle-même. Chemin faisant, elles étiraient de minces fils, des fibres reliées à la masse de créatures en suspension dans l’eau autour de Naqi. Ces microorganismes allaient établir des canaux de communication entre elle et le node primaire… qui était lui-même en contact avec d’autres nodes, à la fois chimiquement et grâce aux fées porteuses de données. Les filaments verts reliaient Naqi à l’océan dans sa totalité. Un signal parti de l’autre côté de Turquoise pouvait mettre des heures à atteindre son esprit, mais cela n’avait pas d’importance. Elle avait commencé à considérer le temps à la manière des Mystifs et ses propres pensées lui semblaient inutilement rapides, tel le vol en zigzag des abeilles.
Elle se sentit devenir plus vaste.
Elle n’était plus une petite chose pâle et aux contours nets portant le nom de Naqi et flottait dans le lagon telle une étoile de mer agonisante. Son sentiment d’identité enfla et s’étira vers l’horizon, englobant d’abord le node, puis les eaux vides de l’océan qui l’entouraient. Elle n’aurait su dire précisément comment lui parvenait cette information. Elle ne voyait pas d’images, mais sa capacité à percevoir l’espace avait acquis une extraordinaire précision. Comme si ce sens était tout à coup devenu le plus vital.
Elle songea que c’était sans doute là ce que les nageurs voulaient dire lorsqu’ils parlaient de konnaître l’océan.
Elle konnut la présence d’autres nodes au-delà de l’horizon. Leurs signaux chimiques inondaient son esprit et chacun d’eux était unique, chacun d’eux contenait des quantités stupéfiantes d’information. C’était comme le grondement simultané d’une centaine de foules. Et en même temps, elle konnut les profondeurs de l’océan, les abysses glacés s’étendant sous le node, et les sources d’eau chaudes dispensatrices de vie. Plus près d’elle, elle konnut Mina. Les deux sœurs étaient deux galaxies voisines dans une mer d’étrangeté. Les pensées de Mina se diluaient dans la mer et dans l’esprit de Naqi, qui sentit en elle l’écho de ses propres pensées que Mina avait captées…
C’était extraordinaire.
L’espace d’un instant, leurs deux esprits tournèrent l’un autour de l’autre, et se konnurent, atteignant un niveau d’intimité qu’elles n’auraient jamais cru possible.
Mina… Peux-tu me sentir ?
Je suis là, Naqi. C’est merveilleux, hein ?
Sa peur s’était totalement envolée. Un merveilleux sentiment d’immanence l’avait remplacée. Elles avaient pris la bonne décision, Naqi en était convaincue. Elle avait eu raison de suivre Mina. Celle-ci était merveilleusement heureuse, et Naqi partageait un sentiment identique de sécurité et d’espoir.
Elles commencèrent alors à sentir d’autres esprits.
Rien n’avait changé, mais il apparut clairement à Naqi que le grondement provenant des autres nodes était composé d’innombrables voix, de myriades de flux chimiques d’information distincts. Chaque flux était un esprit qui était un jour entré dans l’océan et y avait été enregistré. Les plus anciens étaient les moins bruyants, mais également les plus nombreux. Ils avaient commencé à se ressembler, et leurs personnalités se fondaient les unes dans les autres, même si elles avaient été extrêmement différentes – et non humaines – à l’origine. Les esprits capturés récemment étaient plus définis et plus variés, comme des galets aux formes étranges sur une plage. Naqi konnut la brutalité de ces esprits non humains aux structures façonnées par des successions de hasards évolutifs plus exotiques les uns que les autres. Ils n’avaient qu’une chose en commun : ils avaient atteint le niveau d’intelligence impliquant l’utilisation d’outils, et avaient tous – peu importait pourquoi – été poussés dans l’immensité des espaces interstellaires, où ils avaient rencontré les Mystifs. Ce qui revenait à dire que les requins et les léopards se ressemblaient parce que l’évolution les avait transformés en chasseurs. Ils étaient si profondément différents que Naqi sentit que son propre esprit avait du mal à les accueillir.
Mais même ce processus était en train de devenir plus aisé. Avec subtilité – et assez lentement pour qu’elle s’en rende compte – les micro-organismes présents dans son crâne réajustaient ses connections synaptiques, permettant à sa propre conscience de se diffuser dans l’immense outil de traitement de données de l’océan.
À présent, elle percevait la présence des derniers arrivés.
C’étaient tous des esprits humains, et chacun était pareil à une pierre unique et étincelante. Naqi konnut le gouffre temporel qui séparait l’esprit humain arrivé ici le premier et le dernier des esprits non humains qu’elle était en mesure d’identifier. Elle ne savait pas si c’était un gouffre d’un million ou d’un milliard d’années, mais il lui parut insondable. Elle comprit alors qu’à cette époque reculée, l’océan attendait désespérément l’arrivée d’un peu de variété. Ces esprits humains avaient été les bienvenus, mais ils n’étaient pas encore assez exotiques à son goût, et parvenaient tout juste à tromper son ennui.
C’étaient des instantanés d’esprits, des intelligences figées dans la conception d’une pensée. Comme un orchestre dont tous les instruments auraient tenu une seule et unique note. Peut-être les esprits évoluaient-ils – lentement et avec peine : elle ressentait comme une vague impression de mouvement – mais si c’était le cas, il leur faudrait des siècles pour achever une seule pensée… des milliers d’années pour aller au bout du moindre raisonnement. Les esprits les plus récents ne savaient peut-être même pas que la mer les avait avalés.
Et, à présent, Naqi sentait qu’un seul de ces esprits brillait plus fort que tous les autres.
Il était récent et humain, et elle fut frappée par la sensation de discordance qui en émanait. Cet esprit était endommagé, comme s’il n’avait pas été capturé dans sa totalité. Il était défiguré et poussait des glapissements de douleur. Il souffrait le martyre. Poussé par un immense besoin d’amour et de tendresse, il tentait d’entrer en contact avec Naqi. Il cherchait quelque chose à quoi se raccrocher dans la solitude abyssale qui était désormais la sienne.
Des images fantomatiques palpitèrent dans l’esprit de Naqi. Quelque chose brûlait. Des flammes léchaient les interstices d’une grande structure sombre. Elle n’aurait su dire s’il s’agissait d’un bâtiment ou d’un énorme feu de joie pyramidal.
Elle entendit des cris, puis un son à la tonalité hystérique. Elle le prit tout d’abord pour un hurlement, avant de se rendre compte que c’était bien pire. C’était un rire et, comme les flammes s’allongeaient en rugissant, consumant l’ensemble de la structure et étouffant les cris, ce rire ne fit que s’amplifier.
On aurait dit un rire d’enfant.
Peut-être son imagination lui jouait-elle des tours, mais cet esprit lui semblait plus fluide que les autres. Ses pensées étaient certes ralenties – bien plus lentes que celles de Naqi – mais il semblait s’être emparé de ressources de traitement de données auxquelles il n’avait pas droit. Il volait des cycles de computation à ses voisins. Tandis qu’il réussissait à achever au ralenti une unique pensée, les autres étaient totalement paralysés.
Cet esprit inquiétait Naqi. Il répandait tout autour de lui la douleur et la colère qui bouillonnaient en lui.
Mina le konnut également. Naqi goûta les pensées de sa sœur et sut qu’elle était tout aussi troublée qu’elle par la présence de cet esprit. Elle sentit alors que celui-ci, attiré par les deux intelligences pleines de curiosité qui venaient d’entrer dans l’océan, dirigeait son attention sur elles. Il prit conscience de leur existence à toutes les deux et les observa en silence. Quelques instants passèrent, puis l’esprit s’éclipsa et retourna d’où il était venu.
Qu’est-ce que c’était que ça… ?
Naqi perçut la réponse mentale de sa sœur.
Je ne sais pas. Un esprit humain. Un conforme avalé par la mer, je crois. Mais il est parti à présent.
Non. Il est encore là. Il se cache, c’est tout.
Des millions d’esprits sont entrés dans l’océan, Naqi. Des milliers d’entre eux étaient sans doute des conformes, n’oublie pas tous les non-humains qui sont venus ici avant nous. Il est inévitable qu’il y ait eu une ou deux brebis galeuses.
C’était plus qu’une brebis galeuse. C’était comme toucher de la glace. Et cette chose nous a senti. Elle a réagi à notre présence. Non ?
Elle sentit Mina hésiter.
Impossible d’en avoir la certitude. Nous ne pouvons peut-être même pas nous fier à notre perception des événements. Il m’est impossible d’être sûre que je parle vraiment avec toi. Je pourrais très bien être en train de soliloquer…
Mina… Ne parle pas comme ça. Je ne me sens pas en sécurité.
Moi non plus. Mais je ne vais pas me laisser affecter par un petit détail effrayant de rien du tout.
Quelque chose se produisit alors. Comme une libération, la sensation que l’océan venait de relâcher une bonne partie de son emprise sur Naqi. Mina et le grondement produit par les autres esprits s’éloignèrent. Naqi eut l’impression qu’elle venait de quitter le brouhaha d’une réception animée pour franchir la porte menant à une pièce plus calme et qu’elle s’en s’éloignait peu à peu.
Son corps était parcouru de picotements, mais elle ne se sentait plus lourde et paralysée. Une lueur gris perle miroitait au-dessus d’elle. Sans vraiment savoir si c’était elle qui bougeait, elle s’éleva vers la surface. Naqi avait conscience de s’éloigner de Mina mais pour l’instant, tout ce qui lui importait, c’était d’échapper à la mer. Elle ne voulait qu’une chose : mettre le plus de distance possible entre elle et cet esprit discordant.
Sa tête creva une croûte verte, émergeant à l’air libre. Au même instant, les micro-organismes des Mystifs désertèrent son corps dans un accès de panique convulsive. Elle brassa l’eau de ses membres raidis et, affolée, prit une profonde inspiration. La transition fut atroce, mais ne dura que quelques secondes. Regardant autour d’elle, Naqi s’attendit à voir les parois à pic du lagon mais ne découvrit qu’une étendue d’eau de mer. Elle sentit la panique l’envahir de nouveau. Puis elle pédala dans l’eau pour pivoter sur elle-même et aperçut une ondulation vert bouteille qui ne pouvait être que le périmètre extérieur du node, à un kilomètre environ de l’endroit où elle se trouvait. De là, le dirigeable ressemblait à une lointaine larme argentée posée à la surface du node.
Elle avait si peur qu’elle ne songea pas tout de suite à Mina. Tout ce qu’elle voulait, c’était se retrouver en sécurité à bord de leur dirigeable. Dans les airs. C’est alors qu’elle distingua le canot de sauvetage qui montait et descendait à deux cents mètres de là à peine. D’une manière ou d’une autre, il avait lui aussi été transporté en pleine mer. Il lui parut éloigné, mais pas hors de portée. Elle se mit à nager ; la peur décuplait ses forces et lui donnait l’illusion d’avoir un but. En réalité, elle se trouvait toujours à l’intérieur du node : l’eau demeurait saturée de micro-organismes, si bien qu’elle avait l’impression de nager dans une épaisse soupe verte et froide. Celle-ci rendait chaque brasse plus difficile mais, en contrepartie, Naqi n’avait pas besoin de beaucoup se dépenser pour se maintenir en surface.
Les Mystifs n’allaient-ils pas lui faire du mal ? Pouvait-elle se fier à eux ? Peut-être. Après tout, ce n’étaient pas leurs esprits qu’elle avait rencontrés – s’ils en avaient. Ils n’étaient qu’un système d’archivage. Leur en vouloir parce qu’un esprit était corrompu, c’était un peu comme en vouloir à une bibliothèque parce qu’un de ses livres était détestable. La rencontre avait néanmoins profondément bouleversé Naqi. Pourquoi aucun autre nageur n’avait-il jamais dit avoir rencontré un tel esprit ? Elle s’en rappelait plutôt bien à présent, et elle était presque sortie de l’océan. Il se pouvait qu’elle ne tarde pas à oublier – on ne pouvait pas nager dans l’océan sans en subir les conséquences neurologiques – mais en d’autres circonstances, rien n’aurait pu l’empêcher de raconter son expérience à un témoin ou à un système d’enregistrement inviolable.
Tout en nageant, elle commença à se demander pourquoi Mina n’était pas sortie de l’eau elle aussi. Sa sœur avait été aussi terrifiée qu’elle. Mais Mina était plus curieuse et plus encline à ignorer sa peur. Lorsque les Mystifs avaient relâché leur emprise, Naqi avait aussitôt sauté sur l’occasion de quitter l’océan. Et si Mina avait décidé de rester ?
Et si Mina était encore là-dessous, toujours en communion avec les Mystifs ?
Naqi atteignit le canot et se hissa à bord en s’efforçant de ne pas le faire chavirer. Il était encore plutôt en bon état. Il avait été déplacé, mais pas endommagé, et bien que le revêtement de céramique fût saupoudré de traces d’attaques recouvertes de croûtes vertes, il pouvait encore servir quelques heures. Les systèmes de contrôle fonctionnaient encore, quoique ralentis par les moisissures mais toujours en contact télémétrique avec le dirigeable.
Naqi était sortie nue de la mer. À présent, elle avait froid et se sentait vulnérable. Elle prit une couverture de survie dans le coffre du canot et s’en enveloppa. Celle-ci ne l’empêcha pas de grelotter, ni n’apaisa sa nausée, mais elle constituait au moins une barrière symbolique entre la mer et la jeune femme.
Elle regarda de nouveau autour d’elle. Toujours pas le moindre signe de Mina.
Naqi replia le couvercle étanche qui protégeait le panneau de contrôle et pianota une série de commandes sur les touches du clavier, étanches elles aussi. Elle attendit la réaction du dirigeable. L’instant s’étira. Puis elle distingua un minuscule changement dans le dos argenté et mat du sac-à-vide. Le dirigeable pivotait au ralenti, tel une immense girouette. Il avait réagi au signal du canot ; il venait vers elle.
Mais où était donc passée Mina ?
Quelque chose bougea dans l’eau, à côté d’elle. Quelque chose qui s’enroulait et se déroulait, agité de faibles spasmes. Naqi la regarda et reconnut, horrifiée, de quoi il s’agissait. Elle tendit une main tremblante et avec des gestes pleins d’une tendresse épouvantée, sortit de l’eau la chose palpitante. Reposant dans ses doigts tel un serpent de mer nouveau-né, elle était blanche, annelée et mesurait environ un mètre. Mina savait parfaitement ce que c’était.
C’était le ver de Mina. Et cela signifiait que sa sœur était morte.